13
Bierman ne s’était jamais trouvé dans la maison, lui dis-je. Pas plus dans la 74e Ouest que du côté de Manhattan la nuit du crime. Il n’avait jamais quitté l’appartement de Coney Island Avenue, et d’ailleurs il ne pouvait pas le quitter vu qu’il était déjà mort.
En fin d’après-midi, le troisième homme va voir Bierman. Ce n’est pas la première fois, mais ce coup-ci il apporte un verrou acheté à la quincaillerie du coin, avec des outils pour l’installer. Mais auparavant il se débrouille pour le prendre par surprise.
Il le terrasse, ou l’assomme, tout bêtement. Il le déshabille, le laisse en caleçon et le pousse dans un angle de la pièce où on ne risque guère de l’apercevoir en entrant, serre dans sa main la crosse d’un petit automatique italien, lui enfonce le canon dans la bouche, referme la main sur la sienne et appuie sur la détente.
Un seul coup de feu, provenant d’une arme de petit calibre ; selon toute vraisemblance, personne n’y prendra garde. Il s’agit d’un pistolet, et non d’un revolver, de sorte qu’il est peut-être équipé d’un silencieux. Mais même dans le cas contraire il ne fait pas beaucoup de bruit, et puis leurs deux mains l’agrippent, celle de Bierman et la sienne, ce qui étouffe la détonation. Rien à voir avec une série de coups de feu, et il n’y a ni cris ni portes qui claquent. Juste un petit coup de feu, à peu près aussi bruyant qu’un sac en plastique gonflé qu’on écrase d’un coup de poing. Mais cela suffit à tuer Bierman.
On pourrait croire qu’il se dépêcherait de s’en aller, mais non. Il est content de lui, rendu euphorique par la façon dont l’affaire s’est réglée. Il commence par enfiler la chemise et le pantalon de la victime. Ça risque d’être le cirque, tout à l’heure, et d’ailleurs il faut que ça le soit, et il a deux bonnes raisons de porter les vêtements de Bierman : ses propres habits restent propres et ça fournit à la police un indice matériel sérieux. Il laisse ses vêtements dans la penderie, où il les aura sous la main plus tard.
Si jamais on découvre le corps de Bierman avant qu’il revienne à l’appartement, bon, c’est gênant, mais personne n’ira regarder de près ses propres vêtements rangés dans le placard. On examinera attentivement, minutieusement même, le cadavre qui se trouve dans le coin, à l’évidence un suicide, hein, mais où donc est passée l’arme ? Peut-être en conclura-t-on qu’il ne s’agit pas d’un suicide, peut-être pensera-t-on que quelqu’un d’autre s’est pointé, a découvert Bierman mort et s’est tiré avec le flingue.
Mais il y a fort à parier que personne ne découvrira le corps. Il sera de retour d’ici quelques heures, prêt à replacer l’arme dans la main de Bierman.
Seulement, en attendant il en a besoin.
Mais d’abord il y a ce verrou qu’il a acheté, avec une perceuse ou un poinçon pour forer des trous, sans oublier le tournevis. Il n’en a pas pour longtemps à l’installer et quand c’est fini, il s’éclipse en emportant les outils, sans tirer le verrou mais en fermant la porte à clé… il a désormais la clé de Bierman, Bierman dont il porte le jean et la chemise, et ça n’éveillera les soupçons de personne dans le quartier.
Puis il s’en va, comme prévu, retrouver Ivanko.
Ivanko n’a jamais rencontré Bierman, il n’en soupçonne même pas l’existence. Il sait que son copain et lui vont faire un coup, qu’il y a de l’argent à la clé et qu’ils vont sans doute s’éclater.
L’ami, le troisième homme, est au volant. Il a une voiture, même s’il raconte à Ivanko que c’est un véhicule volé. Il conduit, trouve un endroit où se garer.
Il a la clé de la maison de la 74e Ouest. Une fois à l’intérieur il ouvre la porte de la penderie, où il entre le code pour désactiver l’alarme. Puis il fouille la baraque et sert de guide à Ivanko, en lui disant où regarder et quoi prendre. En même temps il tient à la main les taies d’oreillers, dans lesquelles Ivanko mettra le butin. Comme ça, il ne touche rien et ne laisse aucune empreinte. Il pousse Ivanko à semer le désordre, à renverser les tiroirs, à tripoter ce qu’ils renferment, ça ne le gêne pas que son pote laisse des empreintes ici et là. Mais Ivanko a quand même un peu de métier, rien ne dit qu’il n’a pas enfilé des gants de chirurgien. C’est ennuyeux, il aimerait bien qu’il laisse une empreinte ou deux, mais bon, pour l’instant il ne faut pas y compter.
Ils en ont alors fini, et ils attendent le retour des Hollander. Il lui faut désormais se débrouiller pour qu’Ivanko ait hâte de voir la fin et reste ici pour cela. Ils ont deux sacs remplis d’argent et d’objets de valeur, normalement Ivanko devrait avoir envie de s’en aller une fois qu’ils ont réussi leur coup, de prendre le fric (ainsi que les bijoux et l’argenterie) et de se tirer.
Elle est jolie et elle a l’air chaude, dit-il à Ivanko. Tu peux l’avoir et lui faire tout ce que tu veux. Oui, tout ce que tu veux, absolument tout.
Il sait comment lui parler, comment le mener par le bout du nez.
C’est alors que reviennent les Hollander…
Et ce n’est vraiment pas sorcier. Il a déjà tué auparavant, le même jour, en supprimant Bierman et c’est passé comme une lettre à la poste. Ça ne le gênerait pas de recommencer. D’une certaine façon il attend ça avec impatience, depuis le début que ça le démange. Rien de vicieux ce coup-ci, pas de canon dans la bouche, pas de main collée sur la bouche d’Hollander, parce que ça doit ressembler à ce que c’est, un meurtre commis par deux cambrioleurs. Il tire donc deux balles dans la poitrine de Byrne Hollander. Par mesure de précaution (et peut-être aussi parce qu’il aime ça, appuyer sur la détente, sentir le petit pistolet se cabrer dans sa paume), il lui en colle une troisième dans la tempe.
Facile comme tout, simple comme bonjour.
Il est temps de laisser à Ivanko la bride sur le cou. Enlève tes gants, lui dit-il. Tu veux le sentir à fond, hein ? Enfiler des gants, tu parles, c’est aussi nul que mettre une capote. Tu crois quand même pas que tu vas attraper le sida avec elle, non ? Une femme mariée, très comme il faut.
Sauf qu’Ivanko ne laisse toujours pas d’empreinte. Il déchire le tissu, attrape la peau… Rien qui laisse des traces. Certes, il va semer son ADN, mais ce serait plus pratique d’avoir deux ou trois empreintes digitales de lui ! Si on savait ce qu’il en était avant de découvrir les corps…
« N’oublie pas le meilleur », lui dit-il, et de lui tendre le tisonnier. « Imagine qu’il est chauffé à blanc. Vas-y, qu’il lui fait, tu sais ce qui te branche. »
Et voilà Ivanko qui attrape le tisonnier. C’est métallique, ce machin-là, on devrait retrouver une empreinte dessus.
Et comment va-t-il l’achever ? La descendre ? Il a rechargé après avoir tué Bierman, il avait un chargeur entier quand les Hollander sont arrivés, mais il a vidé trois balles sur le mari, et il lui en faudra d’autres quand ils seront de retour à Brooklyn. Il a en réserve un chargeur dans la voiture, il pourrait toujours recharger son arme, mais il aurait l’air de quoi ?
Sans compter que Hollander n’a pas beaucoup saigné et que ce ne serait pas mal d’avoir un peu de sang maintenant. Du sang sur lui, du sang sur Ivanko.
Il a rapporté un couteau de la cuisine, à tout hasard. Un truc qui a l’air méchant. Laisser Ivanko lui régler son compte ? Sans doute qu’il aimerait ça, l’autre dégénéré. Remarque, il louperait sans doute son coup. Si tu veux du boulot bien fait, tu t’en charges toi-même. Et lui, ça ne le dérangeait pas de mettre la main à la pâte, ce serait peut-être intéressant, il pourrait peut-être, bon, sinon s’éclater, du moins en retirer une certaine satisfaction…
Et l’affaire est faite.
Il avait eu la présence d’esprit de ramasser les trois douilles pendant qu’Ivanko fourrait la femme. De récupérer aussi les gants d’Ivanko. Et maintenant ? Remettre en marche l’alarme ? Non, ça n’aurait pas de sens. Passer la porte, tout simplement, et refermer derrière lui. Sortir tranquillement, comme si de rien n’était, deux colocataires en quête d’une laverie automatique. Des jeunes gens, deux, en pleine ascension, qui travaillent beaucoup et sont obligés de faire leur lessive en plein milieu de la nuit.
Il regagne Brooklyn en voiture, le sang de la femme séchant sur sa chemise et son pantalon. Il fait attention à ne pas en mettre sur les sièges et espère qu’Ivanko se montrera aussi soigneux.
Il aurait peut-être dû le flinguer et le laisser sur place. Ce n’aurait pas été difficile, à le voir se démener et pousser des grognements comme une bête. Il n’aurait pas senti venir le coup, il serait mort en plein exercice. Ce ne serait donc pas comme ça que tous les hommes, disent-ils, voudraient mourir ?
Le descendre et le laisser là, et c’est quoi la morale de l’histoire ? Que Bierman en a eu marre et qu’il a buté son comparse ? Qu’il serait revenu jusque-là, chez lui où, cafardeux, il se serait suicidé ? Et puis, si tu refroidis Ivanko pendant qu’il se défoule, qu’est-ce que tu fais de la femme ? Tu la descends ? Tu l’égorges ? Il était tellement répugnant, Bierman, que tu l’as liquidé pour l’empêcher de violer la femme. Et voilà maintenant qu’elle te dégoûte tellement à son tour que tu as envie de lui trancher la gorge ?
Mieux valait avoir agi comme il l’avait fait, rentrer à Brooklyn tous les deux, où Ivanko savait qu’un vieux juif sympa leur rachèterait à prix d’or les bijoux et l’argenterie.
Il y arrive, se gare, ouvre la porte et fait entrer Ivanko. Lequel se demanderait comment il s’est débrouillé pour avoir la clé ? Non, c’est l’appartement d’un pote, il s’en sert de temps en temps, et puis c’est pratique, on peut y trier le butin et se répartir l’argent avant d’aller chez le fourgue, juste à côté.
Ils sont à l’intérieur. Il désigne la chambre à Ivanko.
— Ouvre une fenêtre, dit-il.
Et de lui montrer le chemin et de passer derrière lui. Ivanko aperçoit-il du coin de l’œil le corps de Bierman ? Avant qu’il puisse se retourner, avant qu’il puisse faire quoi que ce soit on lui colle un pistolet dans le dos et lui tire deux balles dans le buffet.
Plus une dans la tempe. Question symétrie, ça se pose là.
Les douilles roulent sur le sol. Qu’elles restent où elles sont. N’importe comment, il n’y a pas d’empreintes dessus. Et s’il en appuyait une contre le doigt de Bierman ? Non, ça ne vaut pas le coup. Il replace l’arme dans la main de Bierman, installe ce dernier, déjà raide, là où ça lui plaît.
Après quoi il revient en vitesse à la cuisine, tire le verrou qu’il a posé tout à l’heure, enlève sa chemise – celle de Bierman, au départ, et qui redevient la sienne – et la jette par terre. Déboutonne le jean de Bierman, l’enlève, le laisse là. Les vêtements sont imprégnés de l’odeur de Bierman ; entre les jambes, sous les bras, ça sent le phoque, et puis ça grouille sans doute d’ADN et c’est trempé de son sang à elle. Génial. Oui, génial, ça complète le tableau.
Il récupère ses habits rangés dans la penderie et les enfile. Vide une des taies d’oreillers de la famille Hollander, dépose sur la table de la cuisine le coffret renfermant les couverts en argent, éparpille par terre le reste du butin, chiffonne la taie et la jette dans un coin. Laisse les autres taies sur place, sans avoir regardé à l’intérieur.
A-t-il oublié quelque chose ? Quelque chose à quoi il n’a pas pensé, qu’il aurait dû faire ? Il parcourt la pièce du regard, ne voit rien d’anormal. Il lève la fenêtre à guillotine, toujours avec ses gants de chirurgien, et passe dans le jardin de derrière jonché de détritus. Ferme la fenêtre. Quand il se retrouve dans la rue, il n’a plus de gants – ils sont fourrés dans une poche. Il s’en débarrassera ultérieurement, en même temps que des douilles en laiton qu’il a ramassées par terre, dans la salle de séjour des Hollander.
La voiture est toujours à la même place. Il s’éloigne du trottoir. Y aurait-il lieu de se débarrasser de cette bagnole ? Ce serait possible, mais il devrait être amplement suffisant de l’amener au lavage et de la faire nettoyer de fond en comble. De la bichonner comme un modèle d’exposition…
Ou peut-être pas. Les traces n’ont guère d’importance. Personne ne va remarquer sa caisse, ni faire attention à lui. Le crime parfait, exécuté avec brio, à telle enseigne que l’affaire est finalement déjà close avant même d’avoir été ouverte. Les criminels, inextricablement liés à leur crime par une avalanche de preuves matérielles, ont déjà été punis. Il n’a rien à voir avec eux, ça ne le concerne pas.
Génial.